Ne croyez pas que j'aie cédé au destin sans lutter. J'ai tout fait, tout, pour arracher mon mari à sa prison souterraine. La ville entière vous le dira : Marguerite a mené une guerre magnifique, aussi obstinée qu'inventive, une guerre qui mériterait une médaille si l'État daignait récompenser comme elles le méritent les combativités amoureuses.

 

Mais au fait, moi, qu'est-ce que je sens ?

Quelques jours après les obsèques, je me rendis soudain compte que je ne m'étais jamais posé cette question cruciale. Quand on possède un nez d'exception tel que le mien, la tentation est grande de ne lui confier que des travaux d'exception, des missions impossibles : aller repérer à des kilomètres des odeurs furtives et bien cachées… On juge indigne de l'occuper à des tâches plus modestes et casanières, comme celle de se renifler soi-même.

Qu'est-ce que je sens ? D'ailleurs, est-ce que je sens quelque chose ? Et si je ne sens rien, comment reprocher à Balewell de m'avoir quittée ?

Cette interrogation angoissée se mit à hanter Mme Bâ. À toute heure du jour et de la nuit, j'écartais de moi mon boubou, le relevais, voire, quand les circonstances le permettaient, d'un geste sec le retirais tout entier et me humais.

Puisque mon cher et détesté cheminot de mari aime tant les odeurs de blondes, qu'ai-je, moi, à lui offrir ? Sans complaisance, je me flairais. Les surfaces aisées à atteindre, les bras, les mollets, la pointe des seins, les aréoles, mais aussi les recoins plus reculés, comme les aisselles ou l'arrière des genoux, les trop dédaignés creux poplités, avant de se lancer à l'assaut des terres les plus méconnues, olfactivement parlant, tels les replis du triangle secret, entre les jambes. Ou, pis encore, hors de portée pour le nez : l'orifice arrière, l'oignon de tous les songes interdits.

Vous commencez à me connaître. Vous savez de quelle trempe est Mme Bâ. Quand elle a décidé, rien ne l'arrête. Je faillis me rompre l'échiné à tant me contorsionner. Ces douloureux efforts de gymnastique me laissaient accablée, les vertèbres en feu et l'esprit insatisfait : des régions entières de moi-même me demeuraient étrangères. Ce corps, mon corps, que j'avais jusque-là hautainement dédaigné, devenait ma monomanie, mon idée fixe. Telle était mon obsession que j'appelais à l'aide la magie des reflets. Toutes portes closes et cent bougies allumées, je disposais sur le sol et contre, les murs un jeu complexe de miroirs. Et, m'examinant ainsi, sous des angles chaque fois inédits, je progressais dans la connaissance de moi-même, étape préliminaire de toute bataille.

Mais ces renseignements visuels, aussi précis et précieux fussent-ils, ne permettaient en rien de répondre à la question centrale : qu'est-ce que je sens ? À croire que l'œil et le nez sont jaloux l'un de l'autre et n'échangent pas les informations qu'ils recueillent.

Je résolus donc de braver ma pudeur et d'employer une méthode radicale, la seule qui me restait. Le choix de la complice était délicat. Les intimes, sœurs ou voisines, ne tiendraient jamais leur langue. Quelle bonne amie résisterait au plaisir de répéter partout en ville : je ne comprends pas ce qui se passe chez les Bâ, cette pauvre Marguerite m'a appelée ce matin et, vous ne devinerez pas, une veuve toute récente, vous vous rendez compte, bla, bla, bla, bla, bla, bla… Mieux valait une inconnue.

J'attendis la fin du marché, m'approchai d'une marchande d'épices qui s'en retournait à son village et lui glissai à l'oreille : tu veux gagner deux mille francs sans rien faire que respirer ? À trois mille, l'affaire fut réglée. La commerçante se retrouva bientôt assise au milieu de mon salon sur le petit banc ashanti, les yeux soigneusement bandés. Alors je me déshabillai, m'approchai :

— Tu sens quelque chose ?

— Rien.

— Et là ?

— Rien non plus.

— Ça veut dire quoi, rien ?

— Ça veut dire que si tu ne parlais pas, je croirais être seule. Tu n'as aucune odeur, ma pauvre, ni bonne ni mauvaise. S'il existe un désert des parfums, tu es celui-là. J'espère que ton homme a perdu ses narines ou est atteint d'un rhume perpétuel, autrement tu dois le désespérer.

Je remerciai, reconduisis la dame au coin de l'église, lui retirai son bandeau et revint chez moi, tremblant de remords.

Cet instant de faiblesse ne dura pas. Dès le lendemain, ma guerre était déclarée, la plus féroce des guerres olfactives jamais menées dans notre cité de Kayes.

 

Personne n'est jamais seul sous le soleil ou dans la nuit du Mali. Quelle que soit votre détresse, vous trouverez toujours un groupe pour vous venir en aide. Les locaux de l'Association pour la Promotion et la Valorisation de l'Encens Local se tenaient près de l'abattoir. Sans doute ces gens-là espéraient prouver l'efficacité de leur action en affrontant nos pestilences les plus répugnantes.

— Et il t'a fallu, madame Bâ, attendre toutes ces années?

Aïssata Diallo, la secrétaire générale, ne voulait pas y croire. Elle sortit dans la rue, brandissant mon bulletin d'adhésion.

— Écoutez toutes, nous avons raison de persévérer, une quasi-vieille vient nous rejoindre !

Ses amies accoururent, toutes conseillères conjugales ou marraines de mariage.

— Ne t'inquiète pas, madame Bâ, nous allons prendre soin de toi. Et, fais-nous confiance, ton couple ne le regrettera pas. Mais quel retard ! Où avais-tu donc la tête? Tu avais oublié la maîtrise millénaire des femmes de Kayes en matière de parfums ? Tu ne sais pas que toutes les Africaines nous craignent ? Allons, madame Bâ, tu as un papier, un crayon, tu es prête à noter ? Nous allons rattraper le temps perdu.

Un à un, le cœur battant comme celui d'une jeune fille qui s'aventure pour la première fois dans les secrets de l'amour, j'achetai au marché tous les ingrédients requis. Et je me mis au travail. Jamais l'absence de mon cher mari coupable ne m'avait paru si légère. Je chantonnais en pilant, râpant, touillant. Profite bien, mon ami. Ces infidélités seront les dernières. Je vais si profondément t'envoûter, si rigoureusement t'emprisonner dans le filet de mes senteurs que l'imbécile idée d'aller voir ailleurs te quittera pour toujours !

Je résume la recette. Si votre épouse s'y intéresse, Monsieur le Président, ou si vous-même, pour relancer vos appétits conjugaux, souhaitez qu'elle l'essaie (comment peut-on faire l'amour dans un palais national avec toute la fougue et la liberté nécessaires ? Il m'arrive souvent de vous plaindre, pauvres couples présidentiels), je la tiens à votre disposition. Il suffit de m'écrire : BP 2610, Kayes, discrétion garantie.

Dans le fond d'un seau en plastique jaune, vert et rouge, disposer des racines séchées de saghine (Corrigiola telephiifolià). Verser deux cuillerées des lotions Ramage et Rêve d'or. Mélanger. Transvaser dans un bocal. Clore hermétiquement et laisser macérer une semaine. Le huitième jour, ouvrir rapidement le couvercle, ajouter des gousses de gouvé concassées (Cyperus rotondus). Le neuvième, ajouter l'encens (graines de magnokisseni d'Ethiopie, qualité supérieure). Le dixième, ajouter les deux parfums huileux Dangouma et Seifou l'Islam. Certaines complètent avec du santal. À chacune son goût. Le onzième, verser l'eau de toilette Opium (Yves Saint Laurent). Mélanger, en prononçant lentement des mots d'amour. Il ne reste plus qu'à attendre l'arrivée du mari.

Monsieur le Président, maître Benoît, j'ai honte. Honte de vous livrer de tels secrets.

Peu d'hommes ont été ainsi conviés au cœur de l'intimité d'une femme. Vous vous en rendez compte ? Vous vous rendez compte de la valeur de mon cadeau ? J'espère que vous-mêmes, le moment venu, saurez vous montrer généreux. Quoi qu'il en soit, je continue. Quand une faiblesse me fait plier les genoux, quand le doute m'envahit, à l'instant, du plus profond de moi je sens monter une force, une vague invincible : c'est Mme Bâ. Elle prend le relais. On dirait qu'elle se charge de moi. Laisse-moi les commandes, Marguerite. Va dormir quelques heures, tu l'as bien mérité. Et cette Mme Bâ, rien ne peut ni ne pourra l'arrêter. Pas même la pudeur. Entre la pudeur et la vérité, elle a fait son choix.

Un soir, Mme Bâ enfila son plus riche boubou bleu. Alluma l'encensoir. Le glissa entre ses chevilles. Millimètre par millimètre, comme Aïssata Diallo le lui avait recommandé, s'il te plaît, Marguerite, donne tout leur temps aux effluves, j'écartai les jambes. Et le parfum commença de monter vers mon ventre. C'était comme un vol d'oiseaux minuscules, des dizaines de rolliers venus, de leurs plumes les plus douces, m'effleurer les lèvres, caresser mes replis les plus intimes.

Mme Bâ gémit.

Mme Bâ ne pleura que le lendemain. Après toute une nuit d'attente. Si Balewell n'avait pas succombé aux pouvoirs magiques concoctés par l'association de Mme Diallo, c'est qu'il était mort. Les morts ont le nez bouché par le sable.

Madame Bâ
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